Axis Mundi
L’énigme des traces à l’épreuve du présent
Pour sa première exposition personnelle à la Galerie Julie Caredda, Hermine Bourdin investit les lieux en une proposition cohérente et tenue qui atteste d’un lien d’imaginaire avec des temps oubliés, des civilisations disparues, des cosmogonies anciennes. Elle dit ce qui s’est transmis par-delà les temps, les appartenances, les territoires, les langages articulés, ce qui échappe à l’intellection mais vivra toujours par l’imagination. Le corpus d’œuvres dans leur diversité – dessins, sculptures, photographies, films – témoigne d’une proximité avec un art qui savait unir le symbolique et l’imaginaire, un art qui nous est énigmatique et qui pourtant sait nous émouvoir jusqu’au vertige. Cet art est si ancien que nous ne pouvons en prendre la mesure, mille huit cents générations humaines nous en sépare, cet art, faute de mieux, est nommé art préhistorique. Nous avons pourtant cette intuition que le nommer ainsi est insuffisant.
L’invention de la Préhistoire, au 19ème siècle, a dévoilé, de manière paradoxale, la véritable nature de la modernité tardive, à savoir, qu’elle est un agencement de croyances travesties en certitudes, dont la linéarité du temps, les notions de progrès, d’objectivité, d’évolution, en sont des exemples parmi tant d’autres. Du 19ème siècle à aujourd’hui, l’aura de mystère des temps immémoriaux a grandi au rythme de l’exhumation des traces – artefacts et architectures – laissées par les humanités antédiluviennes. L’énigme de ces traces résistera pour toujours à la tentation d’un épuisement du sens, d’une connaissance totale et finie. Face à elles, il convient d’accepter l’émotion, le trouble, le vertige comme étant autant d’accès possibles à une connaissance parcellaire de ces humanités, de leurs manières d’être au monde, de leurs cosmogonies, de leurs imaginaires.
L’archéologie de la Préhistoire est un balbutiement ou un tremblement. Elle se tient en équilibre précaire entre approche rationnelle et intuition poétique. Elle n’a d’autre choix que de se laisser emporter par les puissances de l’imaginaire afin de se lier en toute humilité aux langages et symboles contenus dans les traces pour espérer en déchiffrer partiellement le sens. Chaque nouveau site découvert, chaque artefact déterré des profondeurs de la terre, chaque fresque mise à jour, contredit les conclusions hâtives d’hier. C’est sans doute pour cette raison que les préhistoriens sont sensibles à la relation que les artistes nouent avec les traces de l’art de la Préhistoire qui remonte à plus de 40.000 ans et s’étend sur plus de 35.000 ans.
L’exposition Axis Mundi témoigne d’une relation singulière avec ces traces. C’est en sculptant ces premières œuvres, à travers lesquelles elle entendait saisir l’essence et la matérialité du féminin par des formes curvilignes, des pleins et des vides, ou encore la suggestion du mouvement, qu’Hermine Bourdin s’est naturellement tournée vers les sources. Celles-ci sont entre autres ces fameuses statuettes féminines du Paléolithique et du Néolithique, communément connues sous le nom de Vénus, appellation abusive parce qu’elle clôt l’imaginaire et recouvre l’énigme d’une évidence. Ces sculptures participaient sans doute d’une spiritualité qui célébrait le Féminin comme principe de vie et de régénération. Hermine Bourdin a trouvé dans les recherches de la préhistorienne Marija Gimbutas des éléments de sens et de proximité avec sa propre création. Marija Gimbutas est une figure pionnière de l’archéologie de la préhistoire, l’une des premières à avoir interrogé les cosmogonies, les spiritualités des humanités antédiluviennes, et non plus seulement, leurs organisations sociales et économiques. C’est en exhumant et étudiant de nombreuses traces en divers sites en Europe qu’elle a émis l’hypothèse d’une « culture préhistorique de la déesse » qui aurait perduré pendant plus de 25.000 ans dans la « vieille Europe ». Elle s’attacha à en déchiffrer les images et les signes, pour mettre à jour une écriture symbolique, celle de sociétés matrilinéaires qui vivaient en paix et dans des relations de coopération et d’alliance avec l’ensemble des vivants.
Hermine Bourdin est allée au contact de ces civilisations de la déesse dans la « vieille Europe », dont celles désignées sous les noms de Cucuteni-Trypillia, Vinča ou Minoenne. Elle en a parcouru les ruines des temples, elle en a étudié les artefacts, elle en a arpenté les paysages. Un artiste ne se substituera jamais au préhistorien ou à l’archéologue, n’usera jamais de leurs méthodes d’investigation, ne prétendra jamais à un régime de vérité. Hermine Bourdin sait pertinemment que les imaginaires de ces sociétés de la déesse conserveront à jamais une part d’opacité irréductible. Son enquête est celle du sensible et ces créations en attestent. L’artiste sait, comme le dit parfaitement Maria Stavrinaki, que « Plutôt que « faite » c’est-à-dire consolidée dans le passé, la préhistoire reste à faire comme une énigme du passé à interpréter à partir des exigences du présent. ».
Axis Mundi est à la fois le nom de l’exposition et celui d’une grande sculpture de déesse, suspendue entre deux colonnes, dont les formes s’équilibrent par les courbes et les plis. Le concept d’Axis Mundi a été proposé par le mythologue Mircea Eliade pour nommer un principe commun aux mythologies des humanités, celui d’un centre qui se définit comme le lieu de passage et de relation entre le sacré et le profane, le monde connu et inconnu, le visible et l’invisible. L’axe du monde est à chercher dans la relation et non dans l’opposition. Non loin, de la sculpture Axis Mundi, une série d’ex-voto, ou statues votives, décline des formes du féminin qui sont unies aux anciennes écritures symboliques, dont l’alphabet comprend la spirale, le triangle, le losange, le cercle, la corne, l’ombilic et bien d’autres signes à déchiffrer. La matière et la relation avec celle-ci ont ici une importance décisive, Hermine Bourdin modèle ses formes dans une relation directe, tactile, sensorielle à la terre, et la transforme par l’eau et le feu. Par son geste élémentaire, elle cherche l’essence formelle et symbolique du féminin. Les dessins au graphite apparaissent tels des relevés archéologiques de formes et artefacts rêvés par l‘artiste dans sa quête du féminin. Les photographies témoignent de son enquête menée dans les ruines des temples de la civilisation de la déesse, et de performances pour lesquelles elle s’est glissée dans des habits inspirés des formes qu’elle a sculptées. Ses deux films, Le Ruchier et La Forêt, sont les récits de deux de ces performances, dans lesquelles l’artiste se symbolise – en épousant les formes même de ses sculptures – dans une relation aux éléments de nature, faune et flore, adoptant le point de vue de l’abeille ou celui de l’arbre, pour nous dévoiler les alliances possibles, anciennes et à venir, avec toutes les composantes du vivant.
Édouard Glissant nous a appris l’existence de communautés d’imaginaire qui transcendent les appartenances réelles ou supposées à nos origines. C’est ainsi qu’il faut entendre son aphorisme « rien n’est vrai tout est vivant ». Il faut apprendre à renoncer à la tentation de l’Absolu du Vrai pour goûter à la pulsion du vivant, et ainsi accéder, au-delà des divisions des temps et de l’Histoire, à des récits, des savoirs, des langages, des écritures, des poétiques, qui contiennent peut-être les pistes et les cartes pour s’orienter différemment dans notre présent menaçant. C’est ainsi que Le monde de la déesse nous parle ici et maintenant non pas seulement par les traces énigmatiques du passé mais par le vivant de la création, en l’occurrence, celle d’Hermine Bourdin.
Christopher Yggdre